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Matthieu Tordeur : Seul vers le Sud

Matthieu Tordeur
Matthieu Tordeur : Seul vers le Sud

Le 13 janvier 2019, Matthieu Tordeur, 27 ans, devient le plus jeune explorateur à rejoindre le pôle Sud sans assistance. Plus de 1100 kilomètres en 51 jours, entre la côte et la base scientifique Amundsen-Scott, au cœur du continent antarctique.

À l'origine, il y a un rêve.

Celui de parcourir une partie du « continent blanc », terre de découverte, territoire des explorateurs polaires comme Amundsen, Scott, Shackleton ou encore Charcot et Victor... Depuis ma jeunesse, je suis fasciné par le courage et l'abnégation de ces héros qui ont fait l'histoire de l'Antarctique. Un peu plus de cent ans après la découverte du pôle Sud par le Norvégien Roald Amundsen, j'ai choisi à mon tour de vivre l'aventure polaire. Mon idée est simple : rallier le pôle Sud géographique depuis la côte du continent. Un périple de 1 150 kilomètres, soit la distance Ajaccio-Calais. Je m'engage seul dans cette expédition. Je veux connaître la solitude, la vraie. Celle qui ne vous lâche pas et vous met face à vos pires doutes et vos plus grandes inquiétudes. Mais celle aussi qui révèle à soi-même et permet de se découvrir quelque chose de nouveau, d'inconnu et qu'on ne soupçonnait pas. Je ne suis pas d'une nature solitaire, seulement l'expérience de la solitude m'intéresse. Elle est propice à l'introspection et à la contemplation. Je pars sans assistance.

Dans une époque où la technique permet de se retrouver à l'autre bout de la planète en douze heures d'avion, j'ai envie de faire l'expérience de la lenteur, de nouer une nouvelle relation avec l'espace et le temps. Je pars alors à skis, sans voile de traction et sans chiens de traîneau. Je ne compte que sur la force de mes jambes et mon envie d'aller au bout.

La tente est mon seul refuge pendant presque deux mois. Tout ce que je transporte a une utilité, rien n'est laissé au hasard. - ©Matthieu Tordeur

Je ne suis pas de ceux qui partent pour fuir quelque chose : dans mes aventures, j'aime autant les retours que les départs. Mais dans un monde de l'instantanéité et de la gratification immédiate, j'ai envie de ralentir, de faire un pas de côté. Alors je pars en autonomie totale, pour ne compter que sur moi. Aucune flore, aucune faune sur le parcours. Le cœur de l'Antarctique est un congélateur permanent où aucune espèce animale ni végétale ne peut survivre. J'emporte sur mon traîneau cinquante jours de nourriture, de l'essence pour faire fondre la neige et obtenir de l'eau, du matériel pour camper, des vêtements techniques pour résister à des températures de -50 °C... Aucun ravitaillement de nourriture n'est prévu sur la route et il me faut tirer toutes mes provisions, soit 115 kg, plus d'une fois et demie mon propre poids.

Le défi est de taille : seule une petite vingtaine d'explorateurs au monde est déjà parvenue au bout d'une telle expédition.

J'entame ma longue marche le 24 novembre 2018. Un petit avion à hélices m'a déposé sur la plate-forme glaciaire de Ronne, au bord du continent antarctique. J'en ai rêvé, j'y suis ! Tous les matins, j'ouvre la fermeture de ma tente et découvre de quoi sera faite ma journée. Est-ce qu'il y aura du vent, du brouillard ? Ou au contraire du soleil mêlé à un froid mordant ? La surface est-elle couverte d'un fin manteau neigeux ou laisse-t-elle place à d'imposants sastrugi, gros monticules de neige sculptés par le vent ? Les conditions des premières semaines de l'expédition sont dantesques. Il fait chaud cette année en Antarctique. Si l'on pouvait penser que c'est une aubaine pour moi, il n'en est rien ! La hausse du mercure a augmenté les précipitations sur le continent et ma tente se retrouve ensevelie sous la neige fraîche. Je m'épuise à tirer mon traîneau chargé à bloc dans 30 ou 40 centimètres de poudreuse. Mes skis s'enfoncent. Je piétine, je trébuche, je tombe... Le pire est de se retrouver dans le whiteout et de ne pas savoir où aller. Ce phénomène optique atmosphérique fait se confondre la neige et le ciel dans une lueur blanche, annulant tout contraste et notion de profondeur. Je perds tous mes repères.

La pause casse-croûte ne dure qu'une vingtaine de minutes. Si je m'arrête trop longtemps, j'ai rapidement froid. - ©Matthieu Tordeur

C'est épuisant de marcher à l'aveugle, sans pouvoir se fixer un cap au loin. Le regard est perdu dans une immensité blanche, les yeux sont rivés sur la boussole. J'ai l'impression d'être à l'intérieur une balle de ping-pong ou d'avancer avec une taie d'oreiller blanche sur la tête. Alors je me concentre sur ce que je peux maîtriser : ma respiration, la glisse de mes skis ainsi que la gestion de mon flux de pensées. Pour ne pas craquer, je convoque des souvenirs pour les revisiter, je me projette dans l'avenir en imaginant ce que je ferai à mon retour... J'essaye de chasser les mauvaises pensées et de me convaincre que cette météo capricieuse ne durera qu'un temps, que c'est un mauvais moment à passer. Quand tous les éléments sont contre moi, je m'efforce de remettre mon rêve de pôle Sud à la surface. Surtout ne pas succomber à la tentation de l'abandon.

À skis, douze heures par jour

Les jours défilent et la qualité de la neige ne s'améliore pas. Je progresse à 1,5 km/h. À ce rythme, je n'ai pas assez de nourriture pour terminer l'expédition. Alors, pour tenir, je décide de me fixer une routine très précise. Je skie par blocs d'une heure. Au terme de chaque session, je m'arrête cinq minutes pour manger et boire. Je skie jusqu'à douze heures par jour. Jamais je n'aurais imaginé m'imposer des journées aussi intenses. Mais il faut avancer, mes réserves de nourriture s'amenuisent et il faut arriver au pôle Sud avant la fin du mois de janvier, date à laquelle le continent se retrouvera progressivement enveloppé dans la nuit polaire. Cette routine, quasiment militaire, m'aide à mettre un ski devant l'autre. La montre me guide, je me repose sur elle. C'est elle qui dicte mes journées, qui détermine le moment où je fais mes pauses et l'heure à laquelle je déchausse mes skis. Sans elle et sans cette attraction un peu irrationnelle pour le pôle, je ne serai jamais sorti de ma tente.

Position GPS, kilométrage de la journée, nombre d'heures de ski... Je note tout chaque soir dans un petit carnet. - ©Matthieu Tordeur

Une telle expédition s'inscrit dans la durée. Penser à l'arrivée dès le premier jour est totalement décourageant. La perspective de presque deux mois de solitude et d'effort paraît insurmontable. Pour y faire face, il est indispensable de fractionner l'expédition en mini-objectifs atteignables : la prochaine pause, le prochain podcast, le dîner... Il me faut prendre chaque journée comme elle vient et accepter d'être malmené par les mauvaises conditions. Au fil des semaines, je commence à me sentir de mieux en mieux dans ce désert. Comme si l'Antarctique me testait et jouait avec moi. Comme s'il voulait me prouver qu'il devait se mériter et s'apprivoiser. Petit à petit, j'entre en totale communion avec lui. Je suis tous les jours plus efficace pour survivre dans cet environnement si hostile, pour lire la glace, pour monter ma tente dans un vent fort... C'est comme si le continent m'avait enfin accepté et m'ouvrait la voie jusqu'au pôle Sud.

J'y suis ! Après 51 jours d'efforts, j'atteins la base Amundsen-Scott et la sphère métallique matérialisant le pôle Sud. J'en ai tellement rêvé... - ©Matthieu Tordeur

Après plus de sept semaines de solitude, j'aperçois des petits points noirs à l'horizon. Je hurle : « Je vois le pôle ! » Et m'écroule sur mon traîneau. Des larmes de joie et de fatigue gèlent sur mes joues. Pour la première fois, je prends la mesure de ce que je suis sur le point d'accomplir. Tant d'efforts, de rigueur et de persévérance pour arriver jusqu'ici... Alors je ralentis la cadence sur les derniers kilomètres, j'essaye de profiter et de m'imprégner le plus possible de l'instant. La base scientifique Amundsen-Scott grossit à vue d'œil. J'y suis presque... Je touche la sphère métallique matérialisant le pôle Sud le 13 janvier à 12h15.

Après 51 jours, je deviens le premier Français et le plus jeune au monde à réussir une telle expédition. En arrivant, je pense à Jean-Louis Étienne, le parrain de mon expédition, et à ses mots : « On ne repousse pas ses limites, on les découvre. » Un mélange de joie, de fierté m'envahit, je suis comme sur un nuage. Je ressens déjà une pointe de nostalgie. L'Antarctique m'a marqué et j'y laisse une part de moi. Je reviendrai.

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